Nous sommes partis de la maison vers 7h du matin. Il faisait plutôt frais et même je peux dire carrément froid. Je laissai ma compagne conduire: après tout, c'était sa voiture et de temps en temps je ne déteste pas jouer le passager pour regarder les paysages et laisser aller mes pensées. Nous avons pris l'autoroute car c'était plus rapide pour contourner la montagne. J'aime bien l'autoroute: les paysages défilent et l'on peut imaginer les vies de tous les gens pas loin de qui l'on passe. C'est l'automne, les feuilles prennent leurs couleurs ocres, et les cheminées fument dans le froid du matin. Je devine des villages, des hameaux ou des maisons isolées. J'imagine des vies.  cet homme qui a fini de déjeuner sur le coin d'une table, qui se lève, va chercher sa parka, enfile ses bottes, puis attrape son fusil et sort en sifflant son chien: il part à la chasse. À moins qu'il ne prenne pas son fusil mais un bâton pour aller marcher sur l'herbe craquante des champs blanchis par le gel. J'imagine très bien cette scène car je l'ai moi-même vécu bien souvent, le chien en moins. J'aime le froid du matin sur la nature, cet air vivifiant qui pique les joues, et fait s'embrumer l'haleine.

Plus loin, sans doute, une famille s'éveille: les petits poussent de petits cris joyeux pendant que la maman prépare les tartines et le chocolat brûlant... 

Je me demande si je ne me suis pas endormi ?

Nous passons au pied du Mont Granier dont tout un pan s'est récemment écroulé: on en voit encore les cicatrices, plus claires que le reste de la paroi grisâtre. La route sinue dans la forêt tout en s'élevant. Les feuilles des arbres sont incroyablement colorées, avec des jaunes vifs presque fluorescents. Nous croisons quelques 4x4 de chasseurs avec leur gilets fluo. Le col, où nous arrivons enfin, nous ouvre la vue sur le massif de la Chartreuse... magnifique !

Nous arrivons enfin à La Plagne. Je connais de nom la station de ski, mais ici, c'est d'un petit village qu'il s'agit: la route s'y arrête. Le nombre de voitures garées nous impressionne et puis nous réalisons que c'est dimanche, qu'il est déjà 10h et que de nombreuses balades démarrent ici,  notamment pour aller au Mont Granier. Mais notre but n'est pas celui-là: c'est le plus modeste Mont Pinet, appelé aussi: le Truc. J'aime le charme discret des sommets méconnus et obscurs. Je crois bien, dans ma vie, n'avoir fait que peu de sommets connus pour ce qu'ils représentaient, comme le Mont Blanc par exemple, et je n'en tire aucune gloire particulière. J'avoue qu'ils m'ont souvent déçu...  peut-être est-ce parce que je me les imaginais plus grandioses ? Par contre, beaucoup de sommets méconnus et peu fréquentés m'ont apporté de grands émerveillements

Nous nous garons sur un parking, assez bas sur la route: dix minutes de marche de plus qu'il n'était prévu au depart. J'ai dit que la route s'arrêtait là: nous sommes, en effet, dans un grand cirque barré de murailles rocheuses. Je sais que le sommet est à droite car j'ai étudié le cheminement sur la carte. Je devine que le sentier va passer vers cette zone, là haut, où la marée des arbres tente de se faufiler par un passage étroit entre les murailles. Le chemin est large et bien entretenu et très vite, il se met à monter en lacets. J'ai démarré d'un bon pas mais la pente est telle que je réduis bientôt mon allure:  la pensée me vient que je m'essouffle très vite, aujourd'hui... Il est vrai que c'est notre première vraie sortie depuis plus d'un mois et j'ai un peu perdu l'entraînement. Ce n'est pas beau de vieillir. Mes hanches me font souffrir: je ne suis pas encore chaud.  Heureusement, mon genou me laisse tranquille...pour l'instant, mais j'appréhende un peu la descente: c'est surtout là que je le sens. Bah ! Ne pensons plus à ça: comme je le dis souvent, je me mets en position off, et je marche en regardant autour de moi. Petit à petit, je ne pense plus à la douleur...ou bien est-ce elle qui m'oublie ? je n'approfondis pas.

Cette montée n'en finit pas... nous dépassons un couple qui souffle un peu. L'homme me demande en riant si je n'aurais pas une corde pour le tirer ? Je réponds sur le même ton, en lui disant que si: j'en ai une, mais elle est au fond du sac, et que je suis bien désolé, mais si je m'arrête, je ne repars plus !  Nous les dépassons, avec de grands sourires. J'aime ces petites rencontres et ces échanges amicaux avec des inconnus.

J'ai trouvé mon pas de croisière: ni trop rapide, ni trop lent, et surtout très régulier dans son rythme, le pas du montagnard, disait un vieux que j'ai connu, avec une pause "réglementaire" environ toutes les deux heures, en plus de courts arrêts pour enlever un vêtement, satisfaire un besoin naturel, boire une gorgée d'eau, prendre une photo, écouter la montagne qui respire, ou tout simplement  profiter quelques secondes du bonheur d'être là.

L'air est toujours froid et pourtant je transpire à grosses gouttes. Là est mon problème:  quand je marche, j'ai toujours trop chaud,  et je suis obligé de me mettre un bandeau à la pirate pour empêcher la sueur de me couler dans les yeux. J'ai acheté ce bandana, il y a bien des années, lors d'un séjour aux Baléares,  et je ne regrette pas cet achat... C'était dans une autre vie. Toujours est-il qu'avec cela, je ressemble à un bandit espagnol, mais c'est bien confortable, et c'est ce qui compte.

Enfin la forêt s'éclaircit, tandis que la pente se redresse; encore un petit effort, je devine que le col n'est pas loin: je sens un peu d'air. Nous débouchons sur un alpage à l'herbe rase. J'adore les alpages, c'est même mon paysage préféré: alpages des Alpes, des Pyrénées ou des Causses,  tous m'enchantent. Ce col s'appelle justement le col de l'Alpette. Nous redescendons de l'autre côté, vers des cabanes qui doivent se trouver là, d'après la carte. Nous les atteignons assez vite, au fond d'un genre de petit bassin plat. L'une est une longue cabane, apparemment ancienne, au toit assez bas, devant laquelle des gens s'occupent de chevaux, et l'autre, en face, est une maison de facture plus récente, mais elle est fermée. Entourée d'un enclos de fil de fer, fermé lui aussi,  dans lequel on distingue les squelettes métalliques de tables et de bancs,  qui ont été démontés à l'arrivée de la mauvaise saison. Il doit y avoir du passage, ici, l'été.

Nous partons vers le fond du vallon sur la gauche, vers un sentier qui remonte dans la forêt. Nous rattrapons un couple assez âgé, dont le pas est plus lent que le nôtre. Une fois passé un léger raidillon, nous nous retrouvons sur un genre de plateau au milieu des conifères, sur lequel circule une large coulée d'herbe humide, qui borde un sentier qui se devine à peine. Nous marchons ainsi assez longtemps dans cette endroit un peu encaissé. Pris d'un doute, je consulte ma carte et le gps de mon smartphone. Aïe, c'est bien ce que je craignais: nous avons dérivé un peu trop à gauche et raté le sentier. Nous coupons à droite, un peu à l'estime, à travers la forêt, heureusement fort praticable, pour essayer de rattraper le bon sentier.  Nous y arrivons,  pour nous rendre compte que le couple âgé, qui lui, est resté sur le bon chemin, nous a rattrapé. Nous entendons des voix devant : il y a une famille par là qui monte aussi. Nous les rattrapons bientôt. Le terrain a changé: il est plus accidenté, avec plus de roches, de replis de terrain, et quelques bons raidillons dans les rochers, où il faut même mettre les mains. Le sentier est moins marqué et de plus en plus difficile à suivre. La famille s'est trompée: ils sont partis un petit peu trop à droite. Maintenant que j'ai retrouvé ou nous sommes, je tiens le chemin que j'ai mémorisé tout à l'heure au vu de la carte et je ne le lâche plus. Nous distançons un petit peu la famille, et c'est heureux: ils ont tendance à parler fort, or, en montagne, nous apprécions le silence. Pourquoi les gens ont-ils toujours tendance à parler très fort ? On se dirait presque que c'est pour meubler et se cacher la sauvagerie de la nature. 

De temps en temps, nous distinguons la ligne des arbres sur le ciel, ce qui nous donne à penser que le sommet n'est pas si loin, mais ce n'est qu'une illusion. Nous continuons à marcher. J'ai mon second souffle et n'ai plus mal nulle part: j'ai l'impression à présent que je pourrais marcher ainsi pendant des heures. Le sentier remonte à présent vers des barres rocheuses. Nous les longeons par la droite en passant à leur pied. A notre gauche, s'ouvre un petit ravin peu profond. Ce paysage est étrange et un peu magique. De loin en loin, de petites anfractuosités s'ouvrent dans le rocher. Nous passons sous de petits surplombs où l'herbe au bord du sentier est complètement sèche. Petit à petit, nous nous élevons et en nous retournant, nous pouvons discerner à présent le sommet du Mont Granier derrière nous. Pourquoi ce chemin ne fait-il penser aux hommes préhistoriques ? Les grottes, sans doute ?  je ne sais pas: comme je l'ai dit plus haut, il plane sur ces lieux une atmosphère étrange. D'ailleurs, je l'apprendrai plus tard, ce n'est pas très loin de là, sur le Mont Granier, qu'il a été retrouvé dans une grotte, des squelettes d'ours des cavernes...

Nous croisons plusieurs petits groupes de randonneurs qui redescendent. Pour la plupart, ceux-ci connaissent les règles de la montagne et nous laissent passer: priorité à ceux qui montent, mais au moins un couple n'en a cure, et nous marcherait presque dessus pour passer sans s'arrêter et sans un sourire ! Cela arrive malheureusement de plus en plus souvent.

Le fond du ravin remonte, tandis que les barres rocheuses s'abaissent et nous arrivons sous un nouveau col. La vue qui s'offre à nous sur la croix de l'Alpe et la chaîne de Belledonne est magnifique !  Je note machinalement que l'air est devenu vraiment glacial et que le ciel se couvre rapidement de gris: du sud-ouest viennent des nuages de plus en plus gros. Il est vrai que la météo avait dit que le temps se détériorait en fin de journée et il est déjà 14h. Aussi, nous ne nous attardons pas, et partons sur la droite dans les arbres qui s'éclaircissent, vers l'endroit où nous supposons que se trouve le sommet.

Enfin, nous sortons de la forêt et pouvons à présent discerner non loin la croix au sommet. La crête que nous atteignons bientôt, nous offre une vue grandiose sur la Chartreuse, avec un éclairage très particulier à travers les nuages gris. Au loin, on distingue le sommet caractéristique de Chamechaude. Nous longeons la crête au bord du gouffre. Il y a un peu de vent et il est vraiment glacial: même moi, qui ne suis, en général, pas frileux, je le sens. Un temps de neige, me dis-je...

A cause de ce froid, nous ne resterons pas longtemps au sommet: nous préférons redescendre au col et trouver un endroit plus abrité pour déjeuner. Il y a du monde un peu partout, et les meilleures places sont bien sûr, prises. Nous trouvons tout de même un endroit un peu à l'écart, face au massif de Belledonne, mais d'où nous pouvons distinguer tout de même vers l'est, le Mont Blanc ! Comment ne l'avais-je pas remarqué plus tôt ?

Maintenant que nous sommes arrêtés, je sens soudain le froid sur moi, je réalise alors que je suis plus fatigué que je ne le pensais: le froid me pénètre jusqu'aux os et je tremble comme une feuille. Nous nous asseyons le plus confortablement possible et déballons nos sacs. J'enlève mon t-shirt trempé de sueur, en enfile un sec, plus deux autres à manches longues, une surveste sans manches, une petite doudoune sans manches également et mon coupe vent. J'enlève mon bandana, le remplace par un bonnet, et enfile des gants. Ouf, ça va mieux ! Le cas échéant, j'ai encore d'autres vêtements en réserve: mon sac est toujours très lourd mais au moins, je peux parer à toute éventualité, l'expérience m'a appris qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver.

Nous mangeons rapidement. L'air de rien, je surveille le ciel:  je ne veux pas inquiéter ma compagne mais je n'ai pas non plus envie que nous nous fassions surprendre par l'orage: il y a quelques passages, au retour, où la pluie pourrait devenir dangereuse, en rendant le terrain glissant.

Une fois restaurés, nous ne nous attardons pas et repartons. Pour l'instant, je garde tout ce que j'ai sur moi. En effet, j'ai encore le froid sur moi, et je préfère attendre de m'être un peu plus réchauffé, avant d'enlever couche après couche.

Nous redescendons le long de la barre rocheuse par le même chemin qu'à l'aller, jusqu'à ce que je devine un sentier qui part sur la gauche. Il me revient alors en mémoire que sur la carte, il existe un sentier variante que nous avions envisagé de prendre pour la descente. Sur le petit guide que nous avons consulté, ils en parlaient également, mais est-ce bien celui-ci ? Encore une fois mon GPS me donne une indication utile. Je me demande, un bref instant, comment ai-je pu me passer de cet instrument, pendant toutes ces années ?  Bah, je ne me suis jamais perdu pourtant: j'étudiais mieux la carte et consultait boussole et altimètre. Je les ai toujours dans le sac, au cas où: eux ne tombent jamais en panne...  Bref, mon intuition était la bonne: c'était bien là que commençait ce sentier. Nous l'empruntons donc. Il est beaucoup moins marqué que l'autre: on sent bien que peu de monde l'utilise. D'ailleurs les gens qui descendaient derrière nous, ne nous ont pas suivis, bien que j'ai vu qu'ils ont hésité, en nous voyant bifurquer. Je consulte régulièrement mon gps, que que j'ai couplé à une carte IGN. Je préfère faire ainsi car nous ne sommes pas loin du bord de la falaise et je ne voudrais pas que nous en approchions trop: en vieillissant, je deviens plus prudent. Je sais que l'on peut s'engager parfois dans des chemins qui semblent évidents et faciles mais qui le deviennent parfois de moins en moins. Après, il suffit d'un faux pas, d'une petite glissade pour qu'une rando sympa devienne dramatique. J'ai vécu cela une fois et je n'ai vraiment pas envie de recommencer. L'herbe est ici très mouillée et bien couchée, signe que de la neige la recouvrait, il n'y a pas si longtemps.... Je retrouve, ici, l'atmosphère étrange qu'il y avait plus haut, le long de la muraille, en plus sauvage, d'autant que nous sommes dans un creux, à l'ombre. Plusieurs arbres sont morts, couchés, arrachés. Les petites barres rocheuses sous lesquelles nous passons, sont luisantes d'humidité. Quelques conifères tentent de s'y accrocher, et ceux qui n'y sont pas arrivés et ont laché prise, gisent à leurs pieds. Ceci ajouté à l'orage qui menace toujours, fait que je ne me sens pas complètement à l'aise. J'accélère un peu le pas. Ma compagne suit tant bien que mal. Autant à la montée, c'est souvent elle qui est devant, autant à la descente, elle a le pied moins sûr. Elle m'appelle souvent le cabri ! De temps en temps, je m'arrête pour l'attendre, parfois avec une pointe d'inquiétude lorsqu'elle tarde trop. Nous arrivons sur un terrain plus clément, dans une forêt avec quelques feuillus: signe que nous sommes bien descendus. Après un virage à droite, nous remontons enfin vers un petit défilé qui coupe la barre rocheuse, et qui débouche sur le bassin où se trouvent les cabanes. J'avoue avoir pensé un moment que nous arriverions peut-être plus bas que cela, juste en dessous du col de l'Alpette, non pas côté cabanes mais côté vallée de retour, mais non: cette descente un peu en devers était trompeuse: nous sommes toujours sur le même versant.

Nous remontons à présent l'alpage vers le col de l'Alpette. Le froid est toujours présent mais moins vif que là haut : j'enlève quelques couches, car je recommence à transpirer. Nous redescendons vers la vallée de l'autre côté.

Il n'est pas loin de 17h,  et pourtant nous rencontrons tout de même des gens qui montent encore à cette heure-là, et sans gros sacs, ce qui veut dire qu'ils ne comptent pas coucher là-haut.  l'une d'elles nous demande si le col ou le sommet vers lequel ce chemin monte est encore loin. Nous nous regardons, abasourdis: ainsi les gens voient un chemin et ils montent comme cela sans vraiment savoir où il va, et en plus de cela, avec des chaussures qui ne sont pas vraiment adaptées au terrain ?!!! 

Notre descente se passe sans histoires, si ce n'est qu'elle nous paraît bien longue: c'est que cela fait plusieurs heures que nous marchons et la pause déjeuner n'a pas été suffisamment longue pour nous rendre toutes nos forces. Mes cuisses commencent à me faire mal et mon genou aussi. Il ne faut pas que j'y pense. La marche continue, interminable. Comme si cela ne suffisait pas, derrière nous, nous entendons des gens qui braillent, s'interpellent à grands cris, et lancent des coups de sifflet à qui mieux mieux. Horrible. Nous essayons de fuir en avant mais ils nous rattrapent. Alors je décide de prendre une nouvelle variante que j'avais repérée à l'aller, et nous retrouvons le calme.  le chemin est plaisant sous bois, mais un peu pentu et avec de gros cailloux qui roulent. Nous mesurons notre fatigue à la manière dont nous titubons un peu. Enfin nous arrivons au village et trouvons une route goudronnée bien lisse. Je sens mes jambes qui lâchent. Ma compagne n'est pas mieux lotie, à ce qu'elle me dit. Il y a bien longtemps que je n'avais pas ressenti ce genre de fatigue: sans doute avons-nous eu les yeux plus grands que le ventre, en décidant de faire cette randonnée...

Dieu que c'est bon de s'asseoir enfin, puis d'enlever les grosses chaussures afin d'en enfiler de plus confortables, de se changer, d'enfiler une veste bien chaude et de serrer ses mains autour d'une tasse brûlante dans laquelle on a versé un thé que ma compagne a heureusement prévu dans un thermos. Le bonheur tient à peu de chose...

Nous reprenons la voiture et nous rentrons mais cette fois, nous allons passer par Saint-Pierre de Chartreuse et non pas par l'autoroute: nous ne sommes pas vraiment pressé et le paysage est très beau dans ce coin...