Tout à l'heure, j'avais une demi heure d'avance. Je me suis posé la question: vais-je directement au boulot ou est-ce que je prends le temps de vivre ?
Or juste là devant, sur la terrasse d'un café, il y avait une magnifique place libre en plein soleil ! Que croyez vous donc que j'ai choisi ?

Donc, je me suis retrouvé là, à siroter mon café, entouré de plein de gens qui fumaient à qui mieux mieux, et, n'ayant rien d'autre à faire, je me suis posé la question: "ai-je moi-même envie de fumer ?" Après mûre réflexion, la réponse fut un sincère: "non, pas du tout !" J'essayais d'aller plus loin dans mon analyse: quelle différence entre avant (quand je fumais) et maintenant ? Et bien j'ai trouvé !
Avant, j'appréciais, comme beaucoup de gens, de fumer en sirotant mon café. Enfin, sirotant n'est pas le mot exact: en buvant mon café à petites gorgées serait plus juste. Ledit café ayant certes un goût de café mais sans plus, la cigarette rajoutant du goût. Or maintenant que faisais-je ? La même chose ? Pas du tout, non, du tout: aujourd'hui quand je bois mon café, je le sirote vraiment, mieux même, je le taste, le faisant tourner dans ma bouche pour bien en apprécier toutes les subtilités du goût. C'est un moment rare, un moment de détente, où je ne pense à rien sauf au moment présent. Ce moment est si...comment dire ?...prenant, que je n'ai besoin de rien d'autre et surtout pas de cette clope qui m'a privé de goût pendant si longtemps.

J'ai beaucoup apprécié cette petite demi heure de pur bonheur: le soleil dans les yeux...les gens qui discutent et rient autour...les autres qui passent: où vont-ils donc si pressés ?...Une vague odeur de pâtisserie qui flotte...tiens, ce gars vient de fumer, je le sens...quelques brins d'herbes dans une jardinière un peu décrépite m'attirent l’œil...des souvenirs remontent...je laisse aller...je suis loin... Ding Dong ! La cloche de l'église voisine sonne ! Zut c'est déjà l'heure ! Retour à une autre réalité: au moins j'ai eu un bref instant où le temps semblait s'arrêter et je l'ai bien apprécié, c'est déjà ça n'est-ce pas ? j'ai l'impression d'être un peu regonflé, même si je sens bien que le moral n'est toujours pas au top.
En prenant soin de bien vivre intensément tous ces petits moments aussi subtils, aussi insignifiants qu'ils paraissent, on se fabrique finalement une vie acceptable.

Quelques jours après, à la même heure, vu qu'il faisait beau, je suis revenu sur cette terrasse ensoleillée à côté de mon boulot: la même chaise me tendait ses bras ! Quelle fidélité ! Je n'ai pas osé la décevoir et je me suis donc assis. J'ai commandé mon petit noir après avoir serré la main moite du serveur (il est vrai que lui fume toujours, d'où les mains moites). Il m'amena ma tasse fumante avec deux cuillers. Pourquoi deux ? Alors là très franchement, je ne me suis pas appesanti sur la chose, car ça ne me dérangeait pas. Peut-être était-ce un signe du destin ? Un signe de quoi, je ne sais, je verrais bien d'ici ce soir.
J'avais pris sur moi ce petit livre que j'apprécie tant et dont je parlerais sans doute un jour: "la première gorgée de bière" de Philippe Delerm. J'en ai lu un court chapitre que je ne vais pas vous livrer aujourd'hui: point trop de plaisirs à la fois, au risque de ne plus les apprécier autant qu'il sied. (il y a vraiment des jours où je me demande où je vais chercher ce langage, lol...)

Après ma lecture, je me mis à observer les gens, comme à mon habitude.
Il y avait là devant moi, debout sur le trottoir, un vieux couple: l'homme arborait une superbe tenue de sport frappée "Adidas" qui contrastait avec son allure fortement bedonnante et sa tête blanche coiffée d'une casquette d'ouvrier. Il venait d'acheter le journal, le pliait et dépliait sans cesse tandis que son épouse, ou du moins supposée telle, cherchait un je ne sais quoi dans son sac à main, si l'on pouvait appeler ainsi le cabas suspendu à son bras.
Si l'homme avait la face rubiconde et la peau des joues bien lisse, quoi que couperosée, la femme, elle, quoi que bien en chair elle aussi, avait la peau jaunâtre et plissée, et ses cheveux coupés courts étaient d'un brun éclatant qui contrastait un peu trop.
Tout deux avaient le nez chaussé de lunettes, qui avaient apparemment du mal à rester en haut de la ligne de pente naturelle de leur appendice nasal. Le soleil lourd les faisait transpirer à grosses gouttes.
Bref, un couple de retraités, comme on en voit tant...et comme on aimerait pas forcément devenir.

Ah ! Enfin, Madame a mis de l'ordre dans son sac ou a renoncé à trouver ce qu'elle cherchait: l'expression de son visage ne laisse rien paraître de ce qui s'est passé. Monsieur fait signe du journal: ils vont aller par là ! Je croise son regard bleu délavé, un bref instant, sans avoir le temps d'esquisser un sourire, et déjà ils tournent le dos puis s'en vont, côte à côte, bedaine en avant, clopin-clopant, cahin-caha, d'un pas incertain...

Et là se produit soudain une chose infime, mais qui retient toute mon attention: la femme glisse sa main entre eux, cherche celle de son époux, la trouve, et lui, d'instinct, attrape cette main, et ils s'éloignent comme deux adolescents amoureux.
Le croyez-vous ? L'émotion de cet instant de bonheur que j'ai pu voler furtivement, m'en donne encore les larmes aux yeux. Tout bien pesé, cela me plairait bien de devenir comme eux: l'aspect de l'enveloppe, après tout, je m'en fiche !