Je viens de voir la photo d'un collègue d'une ancienne boîte avec laquelle j'ai bossé, il y a une trentaine d'années ( rien que de dire que cela fait une trentaine d'années, me sidère) . Je lui ai dit qu'il n'avait pas changé... 

C'est à la fois vrai et faux: il n'a pas changé dans le sens où, oui je le reconnais très bien, son visage n'a pas changé, il n'a pas de rides mais quand je me rappelle le jeune homme qu'il était il y a 30 ans et que je compare avec l'homme mûr d'aujourd'hui, il y a quand même un changement... Un regard plus fatigué peut-être ? 

Et c'est là que je me fais une réflexion sur ce temps qui passe à la fois si lentement et si vite: je le revois, jeune homme de mon âge, nous faire un exposé sur l'étude et l'analyse des zones de chalandise... je revois ça avec une telle acuité que ça ne me paraît pas si éloigné que ça, et d'ailleurs, je dois avoir les documents correspondant à cet exposé dans un tiroir de mon bureau: je les ai vus il n'y a pas si longtemps, quand je songeais à les donner à un ami commerçant encore en activité... Je me dis que si lui a changé, moi aussi, sûrement. Bien sûr, je me reconnais tous les matins, je vois que j'ai beaucoup moins de cheveux sur le crâne qu'à l'époque, et aussi qu'ils deviennent blancs, je vois que la peau s'affaisse, mais mon regard me paraît toujours semblable. L'est-il vraiment ? Je ne sais pas, sans doute que non. 

J'étais, à l'époque, un jeune directeur de magasin, et je pensais que l'avenir s'annonçait doré, même si je n'ai jamais été d'une ambition débordante: mon but était simplement de travailler juste assez pour obtenir un certain confort de vie, pouvoir nourrir ma famille, partir en vacances de temps en temps et pratiquer la montagne sous toutes ses formes, le tout avec un boulot qui à l'époque me plaisait beaucoup, encore que le côté commercial n'était pas pour moi le plus plaisant: je préférerais de loin la technique, et le service rendu aux gens.

C'était une autre époque, presque une autre vie. Celle-ci n'a pas été si facile que cela, finalement: ma vie familiale de l'époque s'est même terminé de manière assez dramatique, et ma vie professionnelle s'est terminée sur un échec, mais enfin, j'ai survécu, même si financièrement, et surtout moralement, ce fut difficile. 

Aujourd'hui, je profite de ma retraite, bien méritée à mon sens. Question santé, ça peut encore aller, même si je sais que je suis moins costaud qu'avant et que j'ai parfois de petits soucis: je sens bien que la machine commence à s'user, les douleurs du matin me le rappellent, si jamais je venais à l'oublier. Mais la vie est paisible et je n'ai pas vraiment de souci. Je sais à présent que je ne pourrai plus mener à bien certains projets que j'avais fait quand j'étais plus jeune: vers 15 ans, je m'étais dit qu'un jour je parcourrai tous les petits sentiers d'autrefois dans la campagne de Bigorre, sentiers qui existaient avant l'avènement de l'automobile, et qui disparaissent aujourd'hui, n'étant guère plus utilisés, et que j'en ferai un guide qui les réhabiliterait. Je laisse tomber: d'abord la Bigorre n'est plus mon terrain de jeu et ensuite je commence à avoir des problèmes quand je marche, je vais donc me réserver pour autre chose. Il y a aussi quelques ascensions de sommets que j'avais prévues, en marche pure, ou bien sur glacier, ou bien en escalade. L'escalade, je ne pratique plus depuis trop longtemps, et puis aujourd'hui, j'ai une appréhension que je n'avais pas autrefois, limite vertige. Pareil pour le glacier. Et pour la marche comme je disais plus haut, ça commence à coincer et je dois me limiter à des courses à ma portée. Bah, je n'ai pas de regret: mes souvenirs me suffisent, et je profite de l'instant présent, tant que je le peux. Le ski: ça, c'est ma plus grande passion et j'arrive à le pratiquer encore sans trop de problèmes, encore que je sens que je fatigue plus vite qu'avant, et que je récupère également plus lentement. Et puis toujours cette appréhension qui me vient, et qui disparaît presque entièrement ensuite au bout de quelques heures de pratique: je suis moins fou qu'avant, cela, je m'en rends bien compte. Autant autrefois, je n'avais peur de rien et le hors piste m'a offert de grandes joies, ( et de grands frissons aussi !) autant aujourd'hui, je suis moins tenté. Le ski de poudreuse était ma grande spécialité: j'ai eu l'occasion de faire plusieurs stages dans les Alpes avec cette fameuse poudreuse sans fond qui nous c'est si souvent défaut dans les Pyrénées. J'adorais ça. Une année je suis même allé avec un groupe mené par un guide de haute montagne qui nous a fait sauter de petites barres rocheuses: ce fut inoubliable ! Je maîtrisais, mais parfois, il m'arrivait de chuter: je me rappelle avoir passé toute une matinée à chercher mon ski enfoui sous la neige, et l'avoir retrouvé par hasard dix mètres plus bas que je ne le croyais: le ski avait filé sous la neige et heureusement quelqu'un a buté dessus et s'est cassé la figure. Comme quoi le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres. J'ai eu une fois la proposition d'aller skier avec un groupe de pros en Alaska, avec dépose en hélicoptère, mais je ne l'ai pas saisie, ça coûtait un bras et puis j'avais un projet immobilier que j'ai jugé plus important... si j'avais su... mais bon quelque part, je me dis que ce n'est pas plus mal: qui sait ce qui se serait passé ? Et puis aurais-je cette maison aujourd'hui ? Ouais, enfin cette maison, ça c'est encore un autre problème... 

De la poudreuse, j'en ai, malheureusement, vu de moins en moins, et de moins en moins profonde, d'année en année, et du coup, ne pratiquant plus aussi souvent qu'avant, l'appréhension revient. J'ai un bouquin sur le ski de poudreuse, écrit par un moniteur, guide de haute montagne, qui dit que pour pratiquer ce ski-là, il faut vingt cinq pour cent de technique, autant de forme physique, mais cinquante pour cent de confiance en soi et c'est tout à fait vrai: j'ai pu le vérifier bien des fois. La confiance en soi joue aussi, pour les autres qualités de neige: aujourd'hui il m'arrive de me dire "houlà mais je ne vais pas descendre là ?" Et puis j'y vais quand même, et puis les réflexes reviennent et j'y prends du plaisir. J'ai même vu, grâce à une appli de mon smartphone que j'arrivai encore à faire des pointes à 90 km/h... La dernière fois que j'y suis arrivé, je me suis quand même dit que si je tombais j'allais prendre cher... Enfin bref, je skie pleinement , jusqu'au moment où je sens que je fatigue et malheureusement, ça vient de plus en plus vite. Bah, j'en ferai jusqu'à ce que je ne puisse plus et au moins j'en aurai profité. Après, l'envie diminuera et il me restera de beaux souvenirs. Je ne suis pas le genre à avoir des regrets éternellement: les choses sont comme elles sont, il faut faire avec il n'y a pas de meilleur moment pour vivre que maintenant.